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2.3

La consommation d'expériences

Bien que les vignerons français aient mis beaucoup de temps à se tourner vers des offres marchandes sur le secteur oenotouristique, nous allons voir qu’il existe aujourd’hui des tendances et opportunités marketing dont ils pourraient se servir pour développer leurs activités. Le vin, ou tout du moins la culture du vin, s’inscrit dans un domaine où les consommateurs peuvent être séduits par différents aspects du produit. Ce produit pouvant être à la la fois simple et d'excellence, peut être mis en avant par les vignerons pour son prix, son origine (AOC) ou sa qualité ; autant d'éléments de positionnement vis-à-vis de l'imaginaire du consommateur. A cet effet, deux outils marketing vont pouvoir être utilisés par les vignerons afin de construire leurs offres oenotouristiques.

Marketing Tribal:

C’est Michel Maffesoli (1988) qui est à l’origine de la dénomination "tribal" utilisée pour décrire les rapprochement d’individus autour de faits socio-culturels (genre musical, courant artistique...). Une tribu c’est donc un groupe qui va principalement partager "des émotions en commun" à travers un mode de vie. Il s’intéresse à ce retour à la communauté dans nos sociétés démocratiques qui ont fait de l’homme, un individu unique et donc par définition, seul. On a pu assister, depuis les années 60, à un "processus d’identification à un groupe, un sentiment, une mode" qui place les individus dans des mouvements de consommation de groupe, que l’on pourrait donc prévoir ou cibler. Ici, nous nous intéressons en particulier à ce mode de consommation.

John Schouten et James McAlexander font partie des premiers à se concentrer sur ces nouveaux modes de consommation dès 1995, en étudiant le comportement des bikers en Harley Davidson. Dans une société post-moderne où l’individualisme a été poussé à un extrême, certains individus éprouvent l’envie profonde d’appartenir à un groupe et cette envie "existe quand des personnes s’identifient à d’autres personnes par et à travers la consommation d’objets et ou d’activités" (Maffesoli, 1988). Ainsi, les consommateurs vont pouvoir se créer une nouvelle identité à travers ce groupe. Ce sentiment d’appartenance leur donne l’impression d’avoir trouvé une place dans notre société individualisée.

Une tribu a besoin d’ancrages afin d’exister socialement, de symboles auxquels se rattacher et qui vont faire office d’histoire commune que chaque membre pourra s’approprier et voudra promouvoir. 

Comme nous l’avons vu précédemment, le vin par plusieurs aspects, possède des valeurs symboliques fortes qui peuvent donner lieu à la création de modes de consommation tribaux. On peut notamment citer les Appellations d’Origines Protégées (AOP) qui garantissent l’origine géographique et donc un attachement au terroir. Les millésimes, quant à eux, représentent la temporalité et un ancrage historique qui apporte une certaine garantie de qualité. Enfin, le choix des crus classés ou non, va différer en fonction des classes sociales. Un client qui dit aimer les grands crus bordelais des années 70, va automatiquement se placer dans un groupe social et démontrer sa connaissance d’un terroir ce qui aura pour conséquence de l’associer à une tribu de consommateurs. Toutes ces symboliques sont identifiées par B.Cova (2006) comme des "ancrages" qui vont permettre aux consommateurs de structurer une multitude de tribus.

Plus qu’une consommation dite sociale, la consommation tribale est un engagement sociétal voire une prise de position. "si les marques sont des outils symboliques dans la construction de sa personnalité, les consommateurs vont vouloir être plus que de simples consommateurs et devenir de véritables acteurs et partenaires de la marque." (Consumer Tribes, B.Cova, Kozinets et Shankar, 2007). Depuis plusieurs années, avec la tendance de la consommation locale, nombreux sont les clients qui revendiquent leur attachement à des territoires et qui en font la promotion. On a pu aussi remarquer l’augmentation des pratiques marketing misant sur une certaine authenticité pour mettre en valeur le terroir et l’histoire des territoires.

Afin de répondre à ces attentes de tribu, les producteurs français appliquent des stratégies marketing suivant le dicton "pensée globale, action locale" (Epuran Gheorghe, 2008) et adaptent leur produit aux attentes culturelles et modes de consommation de chaque pays ou région. Avec cette méthode, ils sont capables à la fois de cibler des pays, des régions mais aussi une catégorie sociale d’individus. Sur les marchés anglo-saxons, ce sont les "clubs" qui jouent ce rôle. Ce sont des plateformes de vente à prix concurrentiel, à laquelle on accède en payant un abonnement. Le club n’est qu’un autre nom de la tribu, il va fédérer ses membres autour de produits et d’images. L’oenotourisme français pourrait tout à fait penser ses services en ciblant de la même façon une ou plusieurs tribus, cela permettrait donc de satisfaire une demande mais surtout de fidéliser une clientèle hautement impliquée et engagée afin d’en faire des ambassadeurs.

"L’oenotourisme c’est un moyen de faire vivre de belles expériences aux gens qui viennent nous voir. De faire en sorte qu’ils se souviennent de nous. [...] Et c’est vraiment un moyen pour fidéliser de nouveaux ambassadeurs".

 

- Caroline Decoster, Domaine Fleur Cardinale

Marketing d'expérience:

Le tourisme c’est d’une certaine façon un marché de l’expérience. Une agence de tourisme ne vend pas des billets d’avions ou des tours mais un ensemble d'expériences dont le but est de laisser le meilleur souvenir au participant. Les vignerons vont devoir s’inscrire dans cette démarche du marketing de l’expérience afin notamment, d’affirmer leurs valeurs et ils devront ainsi faire la démarche de réfléchir à leur offre ainsi qu’à ses messages. Mais nous allons voir que le marketing d’expérience vient bousculer les expériences touristiques traditionnelles et offre de nouvelles opportunités aux viticulteurs.

 

Le secteur du tourisme est particulièrement concerné par la nouvelle vision de la consommation. Cette vision couvre désormais plusieurs dimensions: physique et digitale mais aussi temporelle (avant, pendant et après l’expérience). L’expérience de consommation est donc motivée de plus en plus socialement (les visites sont en groupes et se partagent via les réseaux) et émotionnellement (à travers les souvenirs qu’on en garde) selon D.Bourgeon-Renault et E.Jarrier (2018). De plus, l’expérience touristique suit toujours 6 composantes fondamentales: "sensorielle (stimuli et sensations), émotionnelle (authenticité et découverte), action (exploration et collaboration), tribale (appartenance à un cercle restreint d’initiés), narrative (marqueurs iconographiques et discursifs sur l’imaginaire), et mémorielle (réminiscence, réinterprétation et mise en scène de l’histoire vécue participant de la construction de l’image de soi)". Ce sont autant d’éléments qu’une offre touristique peut stimuler afin de s’adapter à la demande client. 

Joëlle Le Marec et Sophie Deshayes identifient dès 1997, un tournant dans la conception de l’expérience culturelle et muséale. Les musées qui avaient auparavant des objectifs éducatifs, c’est-à-dire réussir à transmettre un savoir de manière efficace, sont devenus des "entreprises culturelles". Ces institutions touristiques vont utiliser le marketing d’expérience car le visiteur vient consommer une expérience qui est déjà idéalisée voire rêvée.

Pour l’oenotourisme, nombreux sont les clients qui ont déjà une opinion de l’expérience qu’ils vont vivre et qui s’attendent notamment à une certaine authenticité. Cette recherche d’une expérience rêvée et idéalisée, s’est imposée ces dernières années comme un tout nouveau mode de consommation. En réaction à un modèle de consommation américain qui privilégie la quantité, certains font le choix d’une consommation qui se veut proche du producteur, plus humaine et cela passe souvent par une consommation localisée. Les consommateurs construisent alors une image idéale et stéréotypée de ces produits ou ces services, que l’on peut qualifier "d’hyperréalité" (Venkatesh, Sherry et Firat en 1993) défini par ses auteurs comme "une construction des choses plus vraies que la réalité même". 

On pourrait donc assister à une standardisation des offres du fait des envies tronquées du consommateur et voir arriver des effets pervers comme la perte de savoir-faire ou d'authenticité.

 

S’ajoute à cela, l’aspect de la co-création de l’expérience. C’est un changement dans l’habitude des consommateurs qui sont passés de spectateurs à acteurs. Dans cette recherche d’authenticité, les consommateurs vont vouloir participer à l’expérience pour devenir vigneron l’espace d’une journée. Selon Carù et Cova (2006), il existe trois aspects de la création de l’expérience touristique: la création d’un décor immersif, la participation active du consommateur (facilité par du personnel ou des outils numériques) et l’élaboration d’un récit, d’une histoire.

La cité du vin du Bordeaux a notamment développé son exposition permanente avec l’objectif de partager l’expérience du vin comme “un patrimoine culturel” à travers des ateliers et ce “de manière immersive, numérique et originale”. C’est aussi clairement exprimé sur le site internet du musée: “Notre volonté : privilégier l'émotion, les sensations et le rêve”. Le vin s’inscrit ici dans un patrimoine, une culture, que l’on va vivre et découvrir à l’aide de différents médiums expérientiels (ateliers, numérique, senteurs…) afin de mieux en appréhender les facettes.

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Il existe des initiatives similaires comme au Château Fleur Cardinale, Saint Emilion Grand cru classé, qui a intégré un couloir sensoriel qui “va suivre les 4 saisons de la vigne et va diffuser les sons de la vigne, [...] pour que les enfants comprennent la nature qui nous entoure”. L’objectif ici, est de plonger le visiteur dans un monde immersif qui lui permettra d'appréhender la saisonnalité de la vigne, le travail agricole et la vigne dans son ensemble de manière authentique.

Le marketing expérientiel va donc permettre aux vignerons de concevoir leurs services de manière professionnelle, d’avoir des activités uniques qui vont correspondre aux attentes d’un certain nombre de clients. Mais comme nous l’avons vu, ils devront faire attention au concept "d’hyperréalité" et ne pas se laisser influencer par les attentes stéréotypées des clients. Les offreurs d'expériences oenotouristiques vont ainsi devoir réaliser l'exercice difficile de construire des services répondant aux attentes des consommateurs, tout en gardant ses ancrages authentiques évoqués dans cette partie.

Le nouvel oenotourisme français se trouve donc à un tournant de son développement et doit maintenant faire le choix de son identité et de son éthique afin de rester authentique ou non.

L’oenotourisme est, comme nous l’avons compris, un secteur assez récent en France. Le marketing est donc un outil que doivent maîtriser les vignerons s’ils veulent réussir à différencier leurs services de ceux de leurs voisins. Un juste milieu doit de ce fait être trouvé à ce niveau. Entre promotion de l’unicité et de l’authenticité de leur offre et volonté de vendre leurs produits, les domaines doivent marketer leurs services de manière réfléchie s’ils ne veulent pas tomber dans une sorte de disneylandification de leurs territoires, terroirs et pratiques. Nous comprenons donc que l'oenotourisme francais est un secteur qui a encore le choix de son modèle. 

Après avoir réfléchi du côté consommateur, sur les attentes de ces derniers et la capacité de la demande à façonner l’offre, nous allons voir dans une nouvelle partie comment l’offre peut s’adapter à la recherche d’authenticité des visiteurs.

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