top of page

2.2

Une clientèle en quête d'authenticité

La rencontre entre le touriste et le vigneron naît de la quête d’authenticité et de "vrai" que cherchent de plus en plus les touristes. En témoigne le nombre croissant de couchsurfeurs dans le monde ou encore le succès des modèles d'hébergement comme l'agrotourisme. (Statista 2020)

statistic_id1048045_number-of-tourist-ar

*Les chiffres mondiaux ou pour la France n’étant pas connus, nous avons retenu les chiffres italiens ayant une approche touristique similaire au modèle français.

Les touristes sont de plus en plus nombreux à rechercher des activités leur permettant de s’immerger un peu plus dans la vie des habitants d’une ville ou d’une région pour vivre une expérience qu’ils vont considérer comme plus authentique qu’un séjour à l’hôtel.

Le secteur du tourisme s’organise afin de répondre aux besoins d’authenticité de touristes avides de dépaysement et d’immersion dans le quotidien des locaux. Cette volonté de vivre une expérience unique afin d’être transporté dans un quotidien qui n’est pas le sien, demande donc de mettre en place des stratégie de marketing expérientiel, que nous détaillerons plus tard. 

Cette quête de l'authentique est quelque chose d’assez récent, comme en témoigne l’article d’Erik Cohen "Authenticity and commoditization in tourism" (citant Appadurai 1986:45; Berger, 1973; Trilling 1972). En effet, l’émergence de cette tendance, n’est pas indépendante de l’impact qu’a la modernité et ce qu’elle induit sur les relations et la cohésion sociale. Les individus sont à la recherche de stabilité et de retour aux sources, aux racines. D’après Véronique et Bernard Cova (2001), c’est la mondialisation qui a son rôle à jouer dans cette remise en question de la modernité: "la mondialisation de l'économie et de la société pousse à une fragilisation et une précarisation de l'individu et son identité". Cette quête de l’authentique serait donc une sorte de pont qui permettrait des allers-retours entre un passé tourné vers le local, simple et rassurant avec un présent interconnecté souvent angoissant. Comme en témoigne Jean-Pierre Warnier, "l'authenticité c'est le produit d'une rupture motivée par l'expérience d'un manque. Elle est directement branchée sur le désir. Elle est de l'ordre du fantasme et de l'imaginaire"  (1994).

D’après V.Cova et B.Cova (2002), les aspirations des individus changent. Alors que nos référents modernes relevaient de l’exotique (l’ailleurs) et du futurisme (le nouveau) nous basculons actuellement vers l’endotique (l’ici) et le nostalgique (le perdu). L’expérience de l’authentique fait donc écho à un vécu personnel. Ainsi, dans cette expérience de l’authentique, les produits alimentaires permettent donc de faire vivre cette expérience: « plus une expérience permet d’être immergé dans la culture locale (…), plus elle est considérée authentique (…) et cette immersion passe beaucoup par la nourriture : on veut manger local » (Paul Arseneault et Pierre Bellerose, 2016). L’oenotourisme s’inscrirait donc dans cette catégorie d’expériences dites "authentiques" par les services proposés dans chaque domaine (dégustation, visites, hébergement …). Cependant, un paradoxe émerge lorsque l’on parle d’expérience authentique. En effet, l'authentique se définit par le fait qu'il ne s'achète pas et qu’il n’est pas marchandisable. "Le désir d'authenticité se porte en effet en priorité sur des biens tenus pour originels, c’est-à-dire sur des biens dont on peut penser qu’ils sont restés en dehors de la sphère marchande et dont l'accès exigeait pour cela même sacrifice non réductible à une dépense monétaire". (Jean Viard, 2011). Cette marchandisation de l’authentique peut déboucher sur une disneylandisation de pratiques initialement locales et ancestrales.  

Podcast France culture à ce sujet ici

En termes d’oenotourisme, la Napa Valley en Californie en serait l’exemple parfait. Avec près de 4 millions de visiteurs en 2018 cette région pionnière sur le sujet oenotouristique serait donc victime de son succès

En France,  le vigneron, s’il n’est pas remplacé par un étudiant saisonnier, peut se voir répéter en haute saison, le même discours à des groupes de touristes de plus en plus nombreux. En effet, tout ce qui appartient trop clairement au système marchand et qui apparaît économiquement opportuniste fait donc naître une impression d’inauthenticité et peut même déboucher sur une forme de muséification de plusieurs régions du monde.  "Le destin de toutes ces choses, c’est leur survie artificielle, leur résurrection comme fétiches, telles les espèces animales en voie de réhabilitation, tels les ghettos muséifiés et tout ce qui survit en réanimation ou sous perfusion." (Jean Baudrillard,1995). A ce propos, la théorie d’Erik Cohen peut paraître un peu radicale puisqu’il écrit que "la marchandisation et la mise en scène de l’authenticité engendrée par le tourisme ne détruit pas seulement la signification culturelle de certains produits pour les locaux mais il la détruit également pour les touristes. Il semble donc que plus le tourisme fleurit, plus il en devient destructeur." 

Finalement cette quête d’authenticité des individus relève du paradoxe suivant: l’authenticité se définit par cela même qu’elle n’est pas marchandisable. Le consommateur va donc accepter de passer un compromis paradoxal en achetant des services ou produits "authentiques", là où l’authenticité se définit par son caractère unique et irrégulier. La standardisation ou mise en série d’un produit, d’une coutume, d’une expérience... initialement et intrinsèquement authentique lui fait donc perdre son essence originelle.  Les pratiques oenotouristiques de rencontre du vigneron, de dégustation dans le chais, d'hébergement sur le domaine… sont donc des expériences locales, souvent plus personnalisées mais dont la simple mise en marché induirait une perte d’authenticité.

B.Cova et V.Cova dans leur ouvrage Alternatives Marketing établissent cependant 4 points pour ancrer l’authenticité d’un service ou d'un produit:

  • Ancrage non marchand: le produit authentique est acquis grâce à l'argent et à la production en série mais il doit perdre son goût d'argent et son goût de marchandise. Ceci peut se faire en sortant le produit du circuit marchand et de la possession. Au contraire des marchandises, certains produits authentiques se transmettent plus qu'ils ne s'achètent et participent ainsi au système de dons, parallèle au système marchand dans notre société. Il joue alors le rôle de promoteur d'interactions, de médiateur et de ciment sociétal.

  • Ancrage non technologique: le produit authentique, n’est pas issu de la production en série moderne. La technologie peut donc être présente mais cachée. L'intelligence marketing c'est de la faire oublier. Alors qu'avant la technique était mise en avant pour légitimer la nouveauté du produit, dans une approche de marketing de l'authentique on apporte des améliorations techniques au produit ou au service sans jamais le déclarer ni en faire un argument promotionnel bien au contraire. 

  • Ancrage endotique: une démarche d'ancrage dans le passé local emprunte les 4 dimensions suivantes: temporalisation (ancrage dans l'histoire) spatialisation (ancrage dans le terroir) socialisation (ancrage dans les tribus, médiateur locaux) et naturalisation (ancrage dans les matériaux nobles et l'action traditionnelle de l'homme) chacune de ses dimensions peut-être mise en jeu dans un ou plusieurs processus  ritualisés. 

  • Ancrage esthétique: l'analyse des détails est centrale à la démarche marketing de l'authentique "le bien ou le service destiné à la marchandisation est soumis à une opération de sélection des traits pertinents à conserver (par opposition aux traits secondaires qui peuvent abandonnés ou qui sont trop coûteux à reproduire." (Boltanski Luc et Chiappello Eve, 2011).

Voyons maintenant si ces points d’ancrage s’appliquent à l’oenotourisme.

Les oenotouristes en France ont généralement pour objectif premier la rencontre avec le vigneron. Nous l'avons remarqué dans les divers entretiens réalisés.

“On prend le temps d’être avec le client et c’est ça en fait la grosse partie de notre oenotourisme…Si les clients prennent 1h de leur temps pour visiter faut qu’ils aient un service irréprochable. C’est vraiment que sur rendez-vous. On essaye d’être disponible.

Ça peut être nos employés mais on (propriétaires) fait le maximum pour être là parce que c’est ce que les gens veulent”

 

Gwanaelle De wulf, Jas d’Esclan

C’est ce que les touristes cherchent en premier lieu. Cette rencontre est donc propice à un échange, un partage, une transmission. Des moments partagés qui ne sont pas marchandisables.

L’activité oenotouristique est également par essence même dans une logique d’ancrage endotique. Cette transmission vigneron-oenotouriste concerne l’histoire d’un domaine, son terroir,... 

Bien que l'oenotourisme ne soit pas épargné par l’influence du numérique et des technologies,  leur impact reste à tempérer sur la pratique en elle-même. Leur présence se fait principalement ressentir dans la promotion et la gestion de l’offre oenotouristique mais pas nécessairement dans le moment même de l’échange oenotouristique. En effet, la dégustation de vins, la visite du domaine, l’échange avec le vigneron sont un ensemble de pratiques difficilement digitalisables. Cette volonté de transmettre, de partager et de vivre une expérience vigneronne étant au coeur de la motivation des touristes, nous comprenons donc relativement facilement l’ancrage non technologique de l’oenotourisme.

Les technologies et le numérique prennent de plus en plus de place dans tout ce qui concerne la communication et le marketing. Pour se faire connaître, les vignerons doivent donc passer du temps sur les réseaux sociaux afin de communiquer sur leurs services ainsi que leurs produits. Cette mise en scène peut être vue comme un calvaire par certains ou comme une aubaine pour d’autres. Quoiqu’il en soit, cette communication et cette volonté de faire venir les clients sur son domaine (bien que légitime et parfois nécessaire) pose la question de l’authenticité de la démarche.

Pour finir, l’ancrage esthétique est également central dans l’approche oenotouristique. En effet, la réflexion concernant l'agencement du caveau de dégustation, des chambres d’hôtes … doit être prise en compte par les vignerons. Le fait de posséder un château, une belle propriété sur le domaine viticole est également quelque chose que les vignerons doivent mettre en avant.

L’oenotourisme reste une activité  dans laquelle les vignerons décident ou pas de se lancer. Il n’appartient qu’à eux de mettre du sens ou pas dans les visites et dégustations qu’ils organisent sur leur domaine. Beaucoup d’entre eux nous ont parlé du côté authentique de leurs échanges et un grand nombre ont à coeur de réfléchir sur leurs projets oenotouristiques afin de ne pas tuer l’essence même de l’oenotourisme que sont: le partage, la découverte, l’initiation… C’est d’ailleurs ce qu’une des responsables de la communication d’un domaine nous a dit:

“(..) C’est bien d’attirer du monde, de faire du chiffre d’affaire mais bon faut pas oublier son identité et le positionnement. (...) Y’a plein de choses qui se réfléchissent. Comment on construit son  produit oenotouristique, quelles en seront les retombées. Savoir si on veut devenir une grosse plateforme ou si on veut rester avec du charme et du caractère.”

- Kelly Serre, Domaine Robert Vic 

 

Cette recherche de l’authenticité bien que biaisée par la marchandisation des services proposés, montre bien que les nouvelles demandes des touristes façonnent l’offre touristique globale.   

La volonté de la part des touristes de ralentir leur rythme de visite en vacances, de se tourner vers des pratiques plus responsables, de s'intéresser à leurs terroirs proches,... explique en partie le succès de l’oenotourisme. 

Nous pensons également qu’il ne faut pas négliger l’impact de deux autres facteurs. Comme nous l’a confirmé Christian Vidal, chargé d’oenotourisme de l’interprofession Val de Loire, les touristes sont  demandeurs d’expériences inédites, de visites incongrues :

“Un château on le fait une fois alors que si vous avez des activités, des évènements et bah vous y revenez donc c’est dans l'intérêt de tout le monde.”

 

En effet, la demande est de plus en plus exigeante en ce qui concerne la diversité des services proposés. C’est bien ce phénomène qui nous amène à s’intéresser de plus près à des pratiques marketing permettant d’imaginer ces offres et d'attirer une clientèle correspondante.

bottom of page