
3.2
La construction d'un oenotourisme français
Le secteur oenotouristique français est à un tournant de son développement. Comme nous l’avons vu, le secteur a connu une forte croissance ces dernières années.
Malgré la COVID-19, l’été 2020 a démontré l’intérêt grandissant des français pour l’oenotourisme. Certains domaines ont pu voir un effet de rattrapage et une forte activité sur les mois de juillet et d'août.
Bilan été 2020 par Atout France :
Val de loire: +40% du panier moyen
Vallée de Rhône, Beaujolais, Savoie: 64%
des vignerons ont vu une augmentation ou une fréquentation stable
Bordeaux: +108% de visiteurs habitants
la métropole, à la cité du vin
Bourgogne, Jura: +42% de visiteurs français
Vignoble de Bergerac +30% de vente en propriété

ruedesvignerons.com est le site leader français de réservation d'offre oenotouristique avec 350 vignobles partenaires et 130.000 visites réservées en 2019. Leur bilan sur l'été 2020 reste positif malgré la COVID: +60% de réservation par rapport à 2020 mais seulement 15% des visiteurs étaient étrangers.
D'après le fondateur Jérôme Isniardi, 50% de leurs partenaires n’ont pas rattrapé les pertes de CA dues au confinement, 30% ont atteint l'équilibre et 20% ont pu avoir un bilan positif. Ces chiffres sont très encourageants quant aux possibilités de développement du secteur.
Comme en témoignent les chiffres, il y a une demande grandissante de la part des touristes français qui représentent de fait, un levier de croissance pour les domaines. Au delà du fait que les touristes français peuvent revenir sur les lieux plus facilement, ils ont généralement des paniers moyens plus élevés. Cela s'explique par le fait que les étrangers ne peuvent pas toujours rapporter du vin chez eux (transports, taxes, interdictions).
Ces bons résultats de l’année 2020 vont sûrement avoir pour effet, de pousser plus de vignerons à sauter le pas: avec la chute des ventes aux professionnels de la restauration, l'oenotourisme apparaît comme un revenu complémentaire stable. Selon Elodie Louise du Comité Vin AURA (Auvergne-Rhône-Alpes), beaucoup de vignerons de la région restent sceptiques quant à la pratique d'activités oenotouristiques, cependant, la saison 2020 pourrait les faire changer d’avis.
Afin d’exploiter ces opportunités et d’accueillir une clientèle grandissante, le secteur va devoir faire le choix de son modèle et de son éthique. Il ne s’agit pas de choisir entre le modèle "traditionnel" et le "nouvel oenotourisme" mais plutôt de décider d’une philosophie:
oenotourisme de masse ou authentique?
Le modèle oenotouristique des nouveaux pays producteurs de vin, développé depuis les années 90, se rapproche de ce que nous pourrions appeler "oenotourisme de masse" ou encore de Disneylandification. En 2014, la Nappa Valley recevait à elle seule 5,5 millions d'oenotouristes (environ la moitié des oenotouristes sur tous les Etats-Unis) pour une moyenne de 389$ de dépense par personne et par jour (wine institute org). En prenant les exemples des wineries Anglo-saxonnes (Nappa Valley, Afrique du Sud, Australie et Nouvelle Zélande) nous voyons donc que le tourisme de masse est possible, qu’il est rentable et qu’il répond à une certaine demande. En France, la massification du tourisme classique s’est déjà développée avec les bus tours qui partent de Paris, passent par les points touristiques majeurs de France et passent parfois par le vignoble bordelais ou alsacien.

"Quand vous allez à Epernay avec toutes les maisons de champagne, c’est des cars entiers ! vous arrivez, vous êtes accueillis, on vous met dans une salle avec un film et puis vous visitez la cave, petit film sur la famille et coupette à la fin et vous remontez dans le car. On est dans du tourisme industriel."
Il s’agit d’un tourisme principalement destiné aux étrangers dont l’expérience ne peut pas être personnelle car c'est la même expérience pour les 50 personnes présentes dans l'autocar.
En oenotourisme, on pourrait donner l’exemple du Château Lacoste en Provence qui a construit un centre d’exposition d’Art dans un bâtiment à l'architecture moderne qui accueille aussi une offre hôtelière et de restauration bénéficiant à 250.000 visiteurs par an. Afin de réaliser cet exploit architectural et ce succès économique, la direction du château a dû arracher et replanter 40% des vignes. Ce modèle est possible, il est rentable mais il paraît peu authentique. La viticulture est alors, à l’image des wineries, un décor dans lequel une expérience touristique se déroule.
Comme expliqué dans la première partie, dès lorsqu’une activité devient marchande, il devient difficile de maintenir une certaine authenticité. D’après nos recherches, le marketing du tourisme de masse va plus s’attacher à des objectifs de chiffres, par exemple, le nombre de visiteurs est souvent mis en valeur dans la communication de ces offres. Ainsi, on réfère à un domaine à travers sa capacité d’accueil, les activités que l’on peut y faire et le chiffre d’affaires qui peut y être généré. C’est une vision business qui permet des résultats financiers certains mais délaisse le terroir et l’expérience client personnalisée. Puisqu'en effet, il est difficile pour un vigneron de partager son métier à 50 personnes à la fois. On risque une réelle perte d’identité des terroirs et des vignobles.
Certains vignerons ont fait le choix d’une autre voie, d’un autre oenotourisme qui allie patrimoine et culture.
Au delà d'être le pays le plus visité au monde, la France bénéficie d’une caractéristique particulière. En effet, elle possède 17 régions productrices qui ont chacune leurs vignobles, leurs climats et donc leurs particularités en termes de vins mais aussi en termes de patrimoines. Avoir autant de touristes étrangers est une chance pour l’oenotourisme car le secteur propose des activités plutôt ponctuelles et elles ne représentent pas toujours à elles seules un motif de voyage. L’oenotourisme va donc pouvoir capter une partie de ces touristes qui veulent découvrir la France et son patrimoine. Comme nous l’avons vu au début de ce travail, il y a un véritable phénomène de patrimonialisation qui s'opère en France pour attirer ces visiteurs vers les offres oenotouristiques et les vignerons ont un rôle à jouer dans ce processus.

"Le vignoble n’est plus seulement une portion de territoire dédiée à la production du raisin nécessaire à l’élaboration des vins. Il est un témoin civilisationnel et culturel, un lieu à protéger mais également à partager avec les visiteurs."
- France Gerbal-Medalle, La valorisation des territoires ruraux par l’oenotourisme (2019)
Ainsi, le vigneron en choisissant de créer une expérience oenotouristique culturelle (exposition, concert..) ou patrimoniale (mise en valeur des paysages, du bâtiment ..) devient un acteur de son terroir et permet d’en révéler l’authenticité.
L’oenotourisme culturel va permettre de décentraliser la culture qui se trouve souvent dans les grandes villes tout en y apportant un savoir-faire, un cadre, un imaginaire. Quand un vigneron programme un festival ou une exposition d’art moderne dans son vignoble, d’après France Gerbal-Medalle il devient un nouvel acteur culturel du territoire rural. Par exemple, le Domaine Peyre en Provence organise des concerts de Jazz payants tout l’été et sert ses vins aux clients. Certes, le vin n’est pas toujours le centre de ces offres mais le vigneron n’a pas besoin de modifier ses pratiques, son lieu de travail pour accueillir le public. Faire venir la culture à la vigne c’est un moyen de la faire vivre, de dynamiser une région et de faire découvrir ses vins à une nouvelle clientèle. On peut aussi voir l’émergence d’offres touristiques et culturelles autour du vin, comme à la cité du vin de Bordeaux dont la définition de l’oenotourisme est axée sur la culture.

”le vin c’est comme la gastronomie ça fait partie du patrimoine culturel” ; “l’objectif c’était pas de retrouver ce qui se voyait déjà dans une visite de cave ou un château. On voulait pas faire de la concurrence à tout ce qui existait déjà.”
-Solène Jaboulet,Directrice Marketing et Communication, cité du vin de Bordeaux.
L'oenotourisme patrimonial est une démarche géo-historique qui s’inscrit dans la logique même de la viticulture: un territoire qui a une histoire donne un vin unique. C’est d’ailleurs l’axe de développement utilisé par un consultant en oenotourisme que nous avons pu interviewer. Il utilise la patrimonialisation comme le point de départ de démarcation d’un domaine, qui va lui servir à construire un storytelling mêlant savoir-faire et patrimoine local. Une fois les éléments de patrimoine identifiés et le storytelling structuré, il faut imaginer une offre originale ou non qui va venir s’inscrire dans la logique du patrimoine tout en répondant aux attentes clients.
Pour autant, l’objectif n’est pas de faire de la vigne un musée à ciel ouvert, on risquerait en effet, le phénomène de muséification. D’après Sophie Lignon-Darmaillac (2018), "l’offre française se caractérise non seulement pour la qualité et la diversité de ses vins, mais aussi par le savoir-faire de ses vignerons qui ont aménagé ces terroirs" et qui les font vivre encore aujourd’hui. On peut le voir à travers l’exploitation que les viticulteurs font des vignes, comment ils les aménagent mais aussi à travers le bâti, qui représente un fort marqueur culturel et patrimonial.
L’ancien monde se tourne même parfois vers le modernisme des "plus grands architectes de renommée internationale" qui construisent des "chais avant-gardistes de la Rioja, constructions futuristes de [...] Christian de Portzamparc, (Chai du Château Cheval Blanc à Saint Emilion), Xavier Leibar (château Thuerry), Jean Nouvel (château La Coste) en Provence" comme le souligne L-Darmaillac (2014).

Château Cheval Blanc, St Émilion
Ces constructions cherchent une certaine harmonie, à s’intégrer aux paysages, sans pour autant effacer le patrimoine existant. Ainsi, on peut voir une véritable volonté de s’inscrire dans la mise en valeur du patrimoine tout en le faisant vivre.
Ces deux nouveaux modèles de développement oenotouristiques vont permettre aux vignerons de s’ancrer dans leur propre territoire, d’en devenir des acteurs et ainsi répondre aux attentes d’authenticité de la clientèle. Se tourner vers un modèle de développement oenotouristique intégrant le patrimoine permettrait à l’oenotourisme français de s’inventer un nouveau modèle unique qui s’inscrirait dans un cercle vertueux entre opportunités économiques, satisfaction client et mise en valeur des territoires.